Les victimes, chiffres incertains et destins tragiques

Christine Payot (Bureau Clio Sàrl, Martigny)

Après la catastrophe, les rumeurs les plus folles se répandent concernant les pertes en vies humaines. Un rédacteur du Bulletin officiel se targue de rétablir la vérité en assurant que leur nombre ne dépasserait pas 30 « dans les cinq paroisses que la débâcle a dévastées, ce qui ne fait que le tiers de la perte indiquée dans nos annales lors de l’inondation de 1595 »1. En réalité, le total des victimes n’est jamais articulé de manière précise et définitive par les contemporains de ce dramatique événement. Avant de révéler pour la première fois les destins tragiques qui se cachent derrière les chiffres, il faut démêler les incohérences de cette comptabilité macabre.

UNE COMPTABILITÉ MACABRE

Le nombre exact de victimes ne sera sans doute jamais connu avec certitude. À l’époque déjà, la confusion règne.

Selon les registres paroissiaux, source la plus fiable, on compte 36 morts : 5 à Bagnes, 5 à Sembrancher et 26 à Martigny. Ce total comprend deux décès accidentels survenus après la catastrophe, ceux de Marie Rosalie Fellay et du chanoine Meilland. Cependant, plusieurs témoignages contredisent ces données. Seul le recensement de cinq morts à Sembrancher fait l'unanimité : le curé de la paroisse qui les inscrit dans son registre, Gaspard Delasoie qui annonce au grand bailli les pertes en vies humaines de sa commune2 et la liste « officielle » qui en est dressée dans un document présentant l’ensemble des dégâts subis sur le territoire de Sembrancher3. En ce qui concerne les deux autres communes dans lesquelles des morts sont à déplorer, soit Bagnes et Martigny, les certitudes s’envolent au fil de la lecture des différents récits : les chiffres varient en fonction du jour où les morts sont comptabilisés (des corps sont retrouvés plus tard), si l'on tient compte ou non des individus décédés quelques jours après, selon que l’on confonde les cadavres des ressortissants de la vallée entraînés jusqu’en plaine avec ceux de Martigny, ou encore si certains auteurs interprètent mal les témoignages qu’ils recueillent.

Pour Bagnes, les déclarations les plus discordantes émanent du doyen Bridel, pasteur à Montreux et ami du Valais, et de Hans Conrad Escher de la Linth, scientifique et homme politique zurichois. Bridel – qui revient sur les lieux du drame le 21 juin à l’occasion de sa seconde course dans la vallée de Bagnes – mentionne le décès d’un jeune garçon et d’une fille au Châble4. Ces deux victimes ne sont pas inscrites dans les registres paroissiaux de Bagnes, ce qui fait douter de l’exactitude de son témoignage. Et que penser du témoignage de Jacob Aberlin, envoyé le 17 juin par la commission examiner le lac et le glacier, qui rapporte qu’un enfant s’est noyé?5 Ce décès n’a pas laissé d’autres traces. Quant à Escher de la Linth, lorsqu’il rédige sa notice sur la catastrophe au mois d’août 1818, il n’énumère pas moins de 10 victimes dans cette seule commune :

« À la vallée de Bagne [sic], quatre hommes, deux veuves âgées, deux filles, une de trente ans, l’autre environ de cinquante ; le 21 juin, une fille de 20 ans (...) A Bucholay [Le Brecholay], un homme et trente chalets. »6

Le 20 juin, le prieur de Martigny se lamente : « Ce qui m’afflige par-dessus tout, c’est qu’une trentaine de mes paroissiens ont perdu la vie dans cette affreuse débâcle dont plusieurs étaient nécessaires à leur famille. »7 Trois jours plus tard, Bridel avance lui aussi un chiffre et explique les raisons de cette confusion :

« Le nombre de personnes qui on [sic] perdu la vie dans Martigny n’est pas encore connue d’une manière certaine ; le total des cadavres qu’on avait trouvé et enseveli, s’élevait le mardi 23 juin, à trente quatre. Jusqu’à présent un recensement général est devenu impossible, partie des habitants se sont éloignés lorsqu’ils ont connu les dangers dont ils étaient menacés, et ne sont pas tous rentrés ; le restant campait sur le penchant du mont Chemin. »8

Bridel annonce neuf morts de plus que le président du Conseil de Martigny. En effet, quatre jours plus tôt, le président Bernard Antoine Cropt écrit au grand bailli que sa commune déplore 25 morts9. Aurait-on retrouvé neuf cadavres durant ces quatre jours ? Par exemple, Bridel évoque un homme, sans l’identifier, qui était resté deux jours enfoncé jusqu’au cou dans la boue liquide qui recouvrait la plaine de Martigny et expira peu d’heures après avoir été découvert et porté en lieu sûr10.

Les chiffres de l’ensemble des pertes sont tout aussi discordants. Le 27 juillet 1818, lorsque le pasteur lit devant la Société helvétique des sciences naturelles réunie à Lausanne son « Fragment sur Martigny et la vallée de Bagnes », il annonce que l’inondation, « de Lourtier au bord du Rhône, a coûté la vie à 50 personnes au moins »11. Mais cette exagération peut se comprendre, car à l’occasion de ce discours, il cherche à émouvoir son auditoire. Ce qui est plus troublant, c’est le chiffre avancé par le Comité de bienfaisance, à qui on peut attribuer une certaine crédibilité, et qui affirme, en 1820, que 40 personnes ont péri12. Des cadavres auraient-ils été enterrés à la hâte sans cérémonie religieuse et donc sans que les curés ne les inscrivent dans leurs registres ou que les autorités locales n’aient été informées ?

On évoquera enfin, mais sans en tenir compte, le nombre de victimes mentionné dans un texte bien peu fiable publié en 1835 par Jean-Marie Achard-James13. Ce Lyonnais, présent en Valais au moment de la débâcle, écrit que « les cadavres de cent cinquante-quatre malheureux » ont été emportés ! Le malheur a voulu que ce texte, plein d’approximations, soit plagié dans la Gazette de Lausanne quelques jours plus tard14. Heureusement, l’impact de cet article semble avoir été faible.

À l’occasion du centième anniversaire de la débâcle, Maurice Gabbud avait déjà relevé ces imprécisions comptables : « Les divers auteurs dont nous possédons des relations de l’événement, ne sont pas d’accord sur leur nombre, il varie de 34 à 50 (ce dernier chiffre est du doyen Bridel, qui me paraît avoir exagéré). »15 Ces confusions ont perduré jusqu’à aujourd’hui et le mystère plane encore sur le nombre exact de morts. Le décès de 36 individus constitue à ce jour la seule certitude.

BAGNES : UN LOURD TRIBUT PAYÉ PAR LES FEMMES16

Étrangement, mis à part le curé Barman qui inscrit dans son registre paroissial les cinq décès consécutifs à l’inondation, les autorités civiles n’ont pas pris la peine de dresser une liste officielle des victimes. Deux récits de l’époque concordent en affirmant que la débâcle a fait quatre morts (ils ne tiennent pas compte d’un décès accidentel survenu quatre jours plus tard). Selon Pierre Joseph Farquet père, du fond du Châble, qui – quelques jours après la catastrophe – rédigea « un mémoyre du malheur qui et [sic] arrivé »17, les quatre victimes sont des femmes, deux de Champsec et deux de Villette. Le second document18 est anonyme, mais rappelle étrangement la prose de Bridel. Il est retranscrit par le notaire Pierre Joseph Jacquemain en 1835. Il raconte en parlant de la vague que :

« Cette colonne dévastatrice (…) vient fondre sur Champsec où elle enlève deux femmes âgées (…). À Villette, les culées du pont, fortement construites en maçonnerie, résistent un instant, mais bientôt renversées, une maison, les artifices à l’eau et quelques raccards avec trois du côté du Châble sont enlevés avec deux personnes. »

La première des deux femmes âgées de Champsec s’appelle Geneviève May19 (1748-1818). Cette septuagénaire est veuve depuis de nombreuses années. À 26 ans, elle avait épousé Maurice Henri Fellay, du Fregnoley, de 22 ans son aîné. À la suite de ce mariage, l’époux vint s’établir à Champsec. Le couple aura six enfants. En 1818, quatre enfants de Geneviève sont encore en vie. Les trois filles aînées sont mariées et établies dans les villages de leur époux respectif, soit Bruson, Le Châble et Sarreyer. Geneviève vit donc seule – ou peut-être avec son fils cadet âgé de 20 ans – à Champsec. Pourtant, son cadavre est retrouvé dans une cour à Martigny :

« La grande femme trouvée à la cour de Monsieur Métral à Martigny d’après tous les détails que j’ai reçus et donnés se trouve être de Champsec et se nomme Geneviève May, veuve de Maurice Fellay. C’était évidemment la plus grande femme de Bagnes. »20

Lors de la levée de corps qui se fait à Martigny, elle est ainsi décrite :

« Une femme inconnue de nom trouvée dans la cour de sieur Métral, aubergiste à Martigny, taille 5 pieds, un pouce environ, ayant un sac attaché au dos, ce qui l’a fait reconnaître pour mendiante. Elle portait un habillement de drap brun, sa jupe attachée au corset au moyen d’une ceinture et garnie de plis tout au tour. »21

La deuxième victime âgée se nomme Marie Lucie Troillet22 (1732-1818). En 1765, elle avait épousé Jean Michel Besse. Mais son mari meurt quelques mois à peine après leur mariage. Le couple n’aura pas d’enfant. À 86 ans, elle est donc veuve et vit probablement seule lorsqu’elle se noie dans la région du Fregnoley23.

La vague ne fait plus de victimes jusqu’à Villette. Là, elle emporte Anne Marie Oreiller (1774-1818)24. À 44 ans, cette célibataire sans enfant appartient à une famille de forgerons, originaire de Cogne, en vallée d’Aoste, dont le père s’est établi à Bagnes dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle25. Avec ses deux frères, Jean Pantaléon et Michel, Anne Marie est propriétaire d’une forge à Villette. Les circonstances de son décès sont décrites brièvement dans une note non signée :

« Michel [Oreiller] au martinet est entré chez lui pour retirer ses effets. Il n’a plus pu sortir par la porte. Il a sauvé sa belle-sœur et ses enfants en sortant par les privés et en soulevant de sa tête un plateau qui en formait le toit et il devait avoir une toise de largeur et de longueur. Sa sœur cadette [Anne est en réalité la sœur aînée] n’a pu être sauvée. »26

Les membres de la famille Oreiller se trouvaient à l’intérieur de leur forge (ou martinet) au moment du drame. Et seule Anne Marie n’a pu être sauvée. Elle « fut entraînée par les flots, cramponnée à l’armoire qu’elle avait essayé d’ouvrir »27.

D’un point de vue financier, à Villette, sur les 57 individus qui ont perdu des biens, la famille Oreiller est la plus sévèrement touchée par la débâcle. C’est en tout cas ce qui résulte du total des pertes annoncées par les frères Oreiller auprès de la commission chargée de taxer les dommages à Bagnes. Leurs dégâts s’élèvent à 5441 écus. Outre des champs et des prés situés à Villette, en l’Islaz, à Saint-Marc, à Pro Frey et au glarier de Pierre Grosse, ils ont également vu leur maison de Villette emportée. Evaluée à 1000 écus, elle venait d’être construite en pierre et comportait deux étages, avec une écurie contiguë. Leur forge neuve, également engloutie, leur avait coûté 1600 écus. Elle jouissait à perpétuité d’un droit d’eau et n’était grevée d’aucune charge. Construite en pierre, elle abritait deux forges, trois marteaux et quatre bigornes (enclume allongée à deux cornes ou saillies latérales). Cependant, les frères seront accusés par une seconde commission chargée de contrôler les données contenues dans les cahiers des pertes de Bagnes d’avoir surévalué leur maison et leur martinet. Ils ne seront pas les seuls à être épinglés pour cette infraction. Rien qu’à Bagnes, une dizaine de personnes au moins sont dans le même cas28. En plus de leurs immeubles, les Oreiller ont perdu trois vaches, 100 sacs de charbon et 670 écus en monnaie sonnante et trébuchante29. Le frère d’Anne Marie, Jean Baptiste Pantaléon Oreiller, reconstruira une nouvelle forge, dans un endroit moins exposé, plus haut, sur le torrent de Villette ; il l’exploitera avec son frère Michel Joseph30.

Le registre paroissial des décès de Bagnes indique encore que Marie Madeleine Émonet, domiciliée au Châble, est morte noyée31, sans apporter plus de précision. Mis à part la date de son décès, on ne sait rien de cette femme : ni son origine, ni son âge, ni son état civil. Malgré son patronyme qui pourrait évoquer une origine sembrancharde, il s’agit probablement d’une personne étrangère à l’Entremont.

Quelques jours plus tard, les eaux de la Dranse font une ultime victime à Bagnes. Le 21 juin, Marie Rosalie Fellay32 (1798-1818), de Lourtier33, une jeune fille de 20 ans, tente de franchir la rivière sur un faux pont, dans la région de Champsec. Son corps sera retrouvé près du Châble34. Jean Pierre, son père, est syndic de Bagnes, domicilié à Lourtier. Dans son village, il est le plus lourdement lésé par la débâcle : ses terrains inondés sont estimés à 3018 écus petits. L’ampleur de ses pertes s’explique par le fait qu’une grande partie de ses biens-fonds se trouvent au Glarier, une zone située au bord de la Dranse. Il a notamment perdu deux maisons estimées à 800 écus, deux raccards, deux granges et un grenier35.

SEMBRANCHER : DES VICTIMES SURPRISES DANS LEUR CAMPAGNE

Sembrancher déplore cinq victimes. « On a tout d’abord cru », relate Gaspard Delasoie au grand bailli « que six personnes avaient péri, mais finalement la sixième que l’on croyait morte a été retrouvée »36. Ces victimes se trouvaient toutes au lieu-dit le milieu des Parties, actuelle zone commerciale et industrielle de Sembrancher37. Elles travaillaient leur campagne. Elles ne devaient pas être les seuls habitants du petit bourg à vouloir sauver les récoltes qui pouvaient encore l’être, car Delasoie précise en parlant de l’inondation que « les gens qui étaient à la campagne ont eu toutes les peines de se retirer38 ». La zone des Parties est dévastée par la débâcle ; environ 260 parcelles y sont détruites. Après la catastrophe, les jardins et les prés des Parties sont décrits couverts de grosses pierres, de gravier ou de sable39. Un tiers d’entre eux ont même le « fond enlevé », c’est-à-dire que leur couche cultivable a été emportée.

La victime la plus âgée s’appelle Jean Pierre Favre ; c’est un veuf octogénaire, père de sept enfants et de nombreuses fois grand-père. Son épouse, Marie Suzanne Sety, est décédée depuis plus de trente ans. Trois de ses enfants au moins sont en vie en 1818, mariés et pères de famille. Son fils Georges figure d’ailleurs parmi les Sembranchards qui, touchés par la débâcle, jouissent encore d’une confortable fortune, soit 6000 francs. C’est la raison pour laquelle il est placé dans la 4e classe avec 32 autres de ses combourgeois40. Au vu de l'importance de leur patrimoine, ceux-ci ne seront pas dédommagés41.

Un couple a également perdu la vie : Joseph Gabioud et son épouse Salomé Rebord. Ils possèdent un pré et un jardin de 300 toises «  es Parties » dont le fond a été enlevé lors de la débâcle. Ce couple de quinquagénaires laisse derrière lui deux jeunes garçons de 11 et 16 ans. Lors du bilan des dégâts, leur mort est consignée : « Le père nommé Joseph Gabioud et la mère Salomé Rebord ont péri avec leurs habillements, un bassin de cuivre et un sceau de bois. »42 La famille étant pauvre, les garçons sont placés dans la première classe, première section43.

Marie Élisabeth Contard est à l’aube de ses 60 ans lorsque la vague la surprend dans sa campagne. Le jardin qu’elle cultive aux Parties au moment du drame sera couvert de grosses pierres et de gravier et son pré aura le fond enlevé. Il semble que son cadavre soit retrouvé à Martigny. Toutefois, son identification lors de la levée de corps par le président de Riddes n’est pas absolument certaine :

« Une femme toute déshabillée et si défigurée qu’elle était méconnaissable. Taille médiocre, cheveux châtains tirant sur le roux, abondant, un peu frisés, paraissant être âgé de 25 à 30 ans. Tous les assistants s’accordaient à croire qu’elle devait être de l’Entremont. La commission ayant attendu longtemps sans pouvoir trouver aucune personne qui aurait pu donner quelque indice à l’égard de cette femme, a cru ne pouvoir différer l’enterrement attendu qu’elle répandait une odeur infecte. Pour foi de quoi se sont signés Gay Eugène, membre de la commission, et Bonvin Docteur. Monsieur le président Ribordy de Riddes croit que c’est une certaine Contard44. »

Cette célibataire, sans enfant, est la sœur de Pierre François et Charles Emmanuel Contard. Ses deux frères se distinguent au niveau militaire et politique au tournant du XVIIIe siècle. Pierre est capitaine dans les élites. Le frère cadet, Charles Emmanuel, a été d’abord adjudant sous-officier, puis capitaine. En 1802, il est nommé sous-préfet du district de Sembrancher en remplacement d’Emmanuel Joris destitué. Ce francophile a été un fidèle et zélé serviteur du régime Turreau45. La famille jouit d’une certaine aisance financière, puisque, après la débâcle, Charles Emmanuel, ainsi que les héritiers de Marie Élisabeth, sont placés dans la 4e classe et Pierre, qui figure dans la 3e, peut encore compter sur 5000 francs de fortune, bâtiments compris, après calcul de ses pertes46.

Du haut de ses 9 ans, Catherine Voutaz est la plus jeune victime de Sembrancher. Tout comme les autres disparus, elle travaillait dans le jardin familial situé au milieu des Parties. Sa famille figure parmi celles qui ont le plus perdu. Malgré ses pertes, son père, Jean Étienne Voutaz, est placé dans la 4e classe. Il ne recevra donc pas non plus de dédommagement47.

MARTIGNY : LE DEVOIR DE CONSIGNER

Si, à Bagnes, seul le curé de la paroisse a pris la peine de consigner les morts, à Martigny, il n’existe pas moins de cinq listes nominatives des victimes. Et pour quatre d’entre elles, l’objectif est clairement d’enregistrer « officiellement » les défunts. Ces listes de noms sont accompagnées de multiples informations biographiques sur les individus et sur les circonstances de leur décès.

La plus ancienne de ces listes diffère quant au nombre d’individus consignés et à la nature de son contenu. Il s’agit du procès-verbal de la levée de corps48. Du 18 au 22 juin 1818, à l’invitation du Conseil d’État, le major fédéral Charles d’Odet, commissaire de police délégué par le gouvernement, et le docteur en médecine et secrétaire d’État adjoint Bonaventure Bonvin procèdent à l’identification des cadavres trouvés dans la campagne et dans les rues de la ville. Les corps sont rassemblés et exposés, afin d’être identifiés. Les deux délégués en comptabilisent 20, parmi lesquels quatre n’ont pas pu être formellement reconnus avant d’être enterrés. Une caractéristique physique est alors relevée, afin de laisser la porte ouverte à des investigations ultérieures :

« Une femme trouvée le 22 du courant du côté de la Bâtiaz en pleine putréfaction déjà, ce qui a déterminé la Commission à faire enterrer sur les lieux craignant d’infecter la ville en la faisant transporter sur le cimetière. Elle a ordonné de recueillir des renseignements à l’égard de ce cadavre. C’était une femme de belle taille selon la déclaration de plusieurs, établie à la fabrique de Condémines, trouvée à Ottans. »49

Pour chaque victime, l’identification est systématiquement attestée par plusieurs personnes jugées compétentes, telles que des parents ou des voisins :

« Pierre Antoine Aubert, fils de François, âgé à peine de 20 ans, reconnu par le père du fils qui avait épousé la sœur du défunt, ledit prénommé Michel Joseph Moret de la ville de Martigny, ainsi que par sa cousine germaine Marie Monnier, fille de Jean et enfin par Pierre Joseph Aubert reconseiller du mort et Pierre Antoine Colomb. Lesdits ne sachant pas écrire ont apposé la marque de leur maison. »50

Dans la mesure du possible, le lieu de la découverte du cadavre, ainsi que l’origine et l’âge de la victime sont précisés :

« [Retrouvé] le 19 de juin, Louis Antoine Gay de la Bâtiaz, âgé de 64 ans, reconnu par son fils Joseph Antoine Gay et par sa nièce, Marie Marguerite Boson, ainsi que par nombre d’autres personnes présentes à l’exposition. Il a été trouvé au Champ des îles. »51

Trois corps, probablement trop mutilés pour être reconnus, sont identifiés grâce à leurs habits et à la présence d’un objet distinctif :

« Anne Catherine Pierroz, femme de Jean Guarin Magnin, du Bourg, reconnue par son mari, âgée de 56 ans, trouvée au fond de la Moya, [identifiée] par son chapelet et ses habillements. Le mari ne sachant pas écrire a apposé la marque de sa maison. »52

Les quatre autres listes contiennent 25 noms. Cinq cadavres au moins sont donc retrouvés après la levée de corps. Ces listes sont dressées par trois personnes domiciliées à Martigny : Philippe Morand, président du dizain, Joseph Darbellay, prieur de Martigny, et Jean François Closuit. Contrairement au procès-verbal de la levée de corps fait par des délégués du gouvernement, tous deux de Sion, ces listes contiennent des informations plus personnelles. On y sent une certaine proximité avec les victimes. Par exemple, elles indiquent parfois le lieu où l’individu s’est fait prendre par la vague (« Girard Marie Josèphe, prise dans sa maison au sommet du Bourg »53) et brossent en quelques mots leur profil social (« Sarasin, Joseph Antoine, jeune homme de 22 ans, soutien de ses père et mère très âgés, [de Martigny] Ville  »54) et l’état mental de certains (« Mouton Nannette, aussi du Bourg, semi imbécile »55). Parfois un jugement de valeur vient ponctuer l’identification (« Guex, Louis, sexagénaire de la Bâtiaz, méritant des regrets »56).

Deux de ces listes57 sont des copies presque conformes de la main de Philippe Morand. Elles ne présentent que d’infimes différences (« Carron, Marguerite. Semi-imbécile du Bourg »58, « Carron, Marguerite. Du Bourg, demi-crétine »59). Le président du dizain a adressé la première au grand bailli dans un courrier rédigé le 7 juillet 1818 et la seconde au prieur de Martigny qui l’a insérée dans le registre paroissial des décès. Ces deux inventaires sont accompagnés d’un état des bâtiments détruits ou endommagés lors de l’inondation. La quatrième liste60 est très semblable dans son contenu à celles de Morand. Elle est signée par le chanoine Joseph Darbellay, prieur de Martigny, très affecté par les décès de ses paroissiens. Elle figure également dans le registre de la paroisse. La cinquième et dernière liste date du 20 décembre 181861. Elle apparaît dans une lettre que le Martignerain Jean François Closuit adresse à son frère, Pierre Benjamin, à Dijon62. L’auteur y relève que les dons provenant de toute la Confédération et des voyageurs anglais ne pourront couvrir que le huitième des dégâts occasionnés par les eaux. Il raconte les événements qui ont suivi l’inondation et dépeint la situation difficile que les habitants ont dès lors à affronter. Closuit articule le chiffre de 25 victimes, mais n’en énumère que 24 – il oublie Pierre Antoine Aubert – et y ajoute le chanoine Meilland.

AU-DELÀ DES LISTES, DES DESTINS TRAGIQUES

À Martigny, le signal du Mont-Chemin a donné l’alarme qui est répétée par celui du château et par la cloche de l’église paroissiale. Les habitants se sont retirés sur le Mont, où la plupart sont arrivés juste à temps63. Mais les quinze minutes qu’ont eues les Martignerains pour s’enfuir n’ont pas suffi à tous. Quelques-uns sont pris par la vague au sortir de leur domicile ou à l’intérieur de celui-ci. Il est évident que plusieurs d’entre eux ont pris des risques inconsidérés. Les frères Girard, du Broccard, se sont postés au bord de la Dranse pour tenter d’attraper des bois. L’aubergiste de l’hôtel du Cygne, Louis Cornut, est noyé dans la cour de son établissement, alors qu’il tente de sortir les chevaux de ses écuries. Que penser du décès de Marie Élisabeth Salzmann, épouse de Basile Chevillot, domiciliée au Pré-de-Foire à Martigny-Bourg ? La vague l’emporte alors qu’elle se trouve derrière le jardin de l’auberge des Trois Couronnes, à cent cinquante mètres à peine de son domicile ; elle tentait probablement de rejoindre le Mont-Chemin. Si son cadavre est retrouvé, ce n’est pas le cas des 10 louis (160 francs de l’époque) qu’elle avait sur elle au moment du drame64. Est-elle retournée chez elle pour aller chercher cette grosse somme d’argent ?

À la Condémine (Martigny-Combe), la débâcle n’a absolument rien laissé. Or, la zone abrite une tirerie (fabrique) de fil de fer, dans laquelle travaillent 16 ouvriers65. Elle appartient au Genevois Isaac Kolb. Parmi les cinq victimes de La Condémine, on compte les épouses des deux maîtres de la fabrique. L’une d’elles, Madeleine Grand, aurait été retardée pour porter secours à la seconde, Marie Josèphe Humberbrun. Cette jeune mère de famille aurait été embarrassée par le berceau dans lequel elle transporte son nourrisson, Pierre Victor Paget, né le 4 mai. Marie Josèphe et son fils laissent derrière eux un mari et un père inconsolable, Claude Emmanuel Paget, de Morez (Jura, France). Ce jour-là, le Morézien a tout perdu, « celle qui partageait ses peines chaque jour et son enfant », mais aussi 50 louis, ce qui constituait tout son avoir. En effet, en tant que maître de la fabrique, il avait investi de l’argent dans la tirerie. Au mois de novembre, Paget écrira au prieur de Martigny pour l’implorer de lui faire bénéficier de l’argent des secours. Il lui confie qu’il « se rappelle chaque jour de sa vie cette malheureuse journée qui est sa ruine totale »66.

Le petit Pierre Victor n’est pas le seul enfant de Martigny qui a péri dans la débâcle. La plus jeune victime s’appelle Sophie Justine Mermoud. Elle est âgée d’à peine 8 jours. Au moment de la fuite, sa sœur qui la transportait dans un berceau a trébuché sur un tas de bois. L’enfant est tombée du berceau. Le drame s’est déroulé au Guercet.

Enfin, Louis Gaspard Duchoud, 10 ans, et sa petite sœur, Marie Mélanie, 5 ans, s’enfuient dans la rue du Bourg en se donnant la main, lorsque la vague les fauche. Leurs corps seront retrouvés l’un à côté de l’autre dans un coin de la cave de l’auberge du Lion d’Or [actuel rue du Bourg 35 et 41].

Le 20 juin, le procureur de l’Abbaye de Saint-Maurice, Pierre Joseph Meilland, originaire de Liddes, a l’imprudence, alors que le débit de la Dranse est encore élevé, de vouloir traverser la rivière sur deux poutres que les charpentiers viennent de poser. Le chanoine, sémillant trentenaire, perd pourtant l’équilibre et se noie sans qu’on puisse lui porter secours67. On ne retrouvera son cadavre que vingt-quatre jours plus tard à Vouvry. Il sera ramené le jour même à Saint-Maurice par le curé de la paroisse pour être inhumé68.

Parmi les 36 décès confirmés dans l’ensemble des régions sinistrées, figurent 21 femmes, 10 hommes et 5 enfants. La moyenne d’âge se situe autour de 43 ans. Onze individus ont plus de 60 ans et cinq moins de 10 ans. Ce sont les femmes, les vieillards, les simples d’esprit et les individus travaillant dans les fabriques qui ont payé le plus lourd tribut. Mais compte tenu des circonstances, la catastrophe aura fait peu de victimes.


1. Bulletin officiel et Feuille d’Avis, 1818, p. 205 (n° 26, 27 juin). Voir le document

2. AEV, 3 DTP 28.2.20. Lien vers l'inventaire. Voir le document

3. AEV, AC Sembrancher, P 312/1. Lien vers l'inventaire. Voir le document

4. Philippe-Sirice Bridel, Seconde course à la vallée de Bagnes, et détails sur les ravages occasionnés par l’écoulement du lac de Mauvoisin, 21 juin 1818, Vevey, 1818, p. 14. 

5. AEV, 3 DTP 28.2.15. Lien vers l'inventaire. Voir le document

6. Hans Conrad Escher de la Linth, « Notice sur le val de Bagne en Bas-Vallais, et la catastrophe qui en a dévasté le fond, en juin 1818 », dans La Bibliothèque universelle, vol. 3, n°4, 1818, Genève, p. 22 et 23. 

7. AGSB, 5006 (20.06.1818). Voir le document

8. Philippe-Sirice Bridel, Seconde course à la vallée de Bagnes et détails sur les ravages occasionnés par l’écoulement du lac de Mauvoisin, 21 juin 1818, Vevey, 1818, p. 16-17. 

9. AEV, 3 DTP 29.1.1/10. Lien vers l'inventaire. Voir le document

10. Philippe-Sirice Bridel, Fragments relatifs à la débâcle de 1818 qui a ravagé la vallée de Bagnes dans le canton du Valais, [S. l.], [1819], p. 4. 

11. Philippe-Sirice Bridel, Fragments relatifs à la débâcle de 1818 qui a ravagé la vallée de Bagnes dans le canton du Valais, [S. l.], [1819], p. 7. 

12. Comité de bienfaisance, Compte rendu par le comité de bienfaisance établi à Martigny par le gouvernement du Valais pour la répartition des secours provenans de dons et collectes qui ont eu lieu en faveur des individus des communes riveraines de la Dranse, victimes de l’inondation du 16 juin 1818, Sion, 1820, p. 4. AEV, 3 DTP 29.2.15. Lien vers l'inventaire. Voir le document

13. Pierre-Alain Putallaz, « Irruption des eaux de la Dranse sur les vallées de Bagnes et de Martigni [sic], le 16 juin 1818 à quatre heures et demie du soir. Texte de Jean-Marie Achard-James », dans Annales valaisannes, année 67 (1992), p. 59-74. 

14. « Feuilleton. Irruption de la Drance », dans Gazette de Lausanne, 23.06.1835, p. 2. 

15. Maurice Gabbud, « Un centenaire valaisan (1818-1918) », dans Conteur vaudois, n°22, 01.06.1918, p. 1. 

16. Les informations généalogiques et biographiques sont tirées de Familles de Bagnes, du XIIe au XXe siècle ; généalogie, histoire, étymologie, armoiries, Le Châble, 2005-2008, 7 volumes. 

17. Voir le souvenir de l'"avalo"

18. CREPA, Fonds Marie-Thérèse Formaz, document n° 98ter, publié dans Jean-Charles Fellay, « Le glacier du Giétroz et ses débâcles », dans L'Écho des Dranses, n°25, 1999. 

19. MAY/3-2113. 

20. AEV, 3 DTP 30.2.1/3. Lien vers l'inventaire. Voir le document

21. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers l'inventaire. Voir le document

22. TRO/8-1243. 

23. Familles de Bagnes, vol. 1, p. 194. 

24. ORE/1-3. 

25. Familles de Bagnes, vol. 5, p. 39. 

26. L’orthographe a été modernisée (AEV, 3 DTP 30.2.1/3). Lien vers l'inventaire. Voir le document

27. Anne Troillet-Boven, Souvenir et propos sur Bagnes, Martigny, 1973, p. 200-201. 

28. AC Sembrancher, P 312/3, cahier non paginé. Lien vers l'inventaire. Voir le document

29. AGSB, 5008/9, cahier non paginé. 

30. Familles de Bagnes, vol. 5, p. 39. 

31. Famille de Bagnes, vol. 2, p. 325. 

32. FEL/27-3384. 

33. Familles de Bagnes, vol. 2, p. 421, note 11. 

34. Hans Conrad Escher de la Linth, Notice sur le val de Bagne en Bas-Vallais, et la catastrophe qui en a dévasté le fond, en juin 1818, p. 22. 

35. AGSB, 5008/2, cahier non paginé. Voir le document

36. AEV, 3 DTP 28.2.20, p. 2. Lien vers l'inventaire. Voir le document

37. AEV, AC Sembrancher, P 312/1. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

38. AEV, 3 DTP 28.2.20, p. 2. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

39. AGSB, 5010. 

40. AGSB, 5010, cahier non paginé, n°78. 

41. Voir Le Comité de bienfaisance

42. AEV, AC Sembrancher, P 312/4, cahier non paginé. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

43. AGSB, 5010, cahier non paginé, n°24. 

44. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

45. Alfred Pellouchoud, « Essai d’histoire de Sembrancher », dans Annales valaisannes, année 42 (1967), p. 59. 

46. AGSB, 5010, cahier non paginé, n°63 et 116. 

47. AGSB, 5010, cahier non paginé, n°122. 

48. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

49. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

50. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

51. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

52. AEV, 3 DTP 28.2.18. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

53. AEV, Vieux-Martigny, P 256. Lien vers le l'inventaire

54. AEV, 3 DTP 30.1.1/5. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

55. AEV, Vieux-Martigny, P 256. Lien vers le l'inventaire

56. AEV, 3 DTP 30.1.1/5. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

57. AEV, 3 DTP 30.1.1/5. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

58. AEV, 3 DTP 30.1.1/5. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

59. AP, Martigny, registre des décès, 1818, p. 159. 

60. AP, Martigny, registre des décès, 1818, p. 163. 

61. AEV, Closuit, Famille Closuit, 82/1. 

62. Cette lettre a été partiellement publiée dans « La débâcle du Giétroz », dans Treize Étoiles, 42, 1992, 12, p. 33-34. 

63. Bulletin officiel et Feuille d’avis, 1818, p. 199 (n°25, 20 juin). Voir le document.

64. AGSB, 5012, cahier non paginé. 

65. AEV, 3 DTP 28.6.13. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

66. AGSB, 5006, Lettre de Claude Emmanuel Paget (22.11.1818). Voir le document

67. AEV, 3 DTP 28.2.24. Lien vers le l'inventaire. Voir le document

68. 1807 : Petrus Josephus Melian Liddensis, natus 21 febr. 1787. Professus est 25 novembris 1807. Thesas physicae deffendit cum domino de Rivaz 18 augusti 1808. Factus fuit subdiaconus die [laissé vide]. Presbiter sabbati S. 1810. 1812: cappellanus Sembrancherii. 1814 procurator. Die 20 juni 1818, acquis Dranciae Octoduri (à la Bâtiaz) obrutus fuit, unde extrahi non potuit. Inventus Vauvriaci die 24 julii, Agaunumque perductus, a R. D. Favre C. R. parocho ejusdem loci, et in sepulchro Confratrum Sacerdotum eadem die solemniter tumulatus est. (AASM, DIV 12/0/1, p. 29. Partiellement publié dans Philippe Farquet, Martigny. Chroniques, Sites et Histoire Martigny, 1953, p. 115.).